Martin Buysse
Manifestante à Téhéran avec le portrait de Mohammad Mehdi Tehranchi
Des physiciens, des ingénieurs, des experts sont morts, cibles des missiles israéliens lancés en Iran. Des années plus tôt, d'autres scientifiques avaient été assassinés. Plus généralement, tous ceux dont la science pourrait, d'une manière ou d'une autre, de gré ou de force, servir aux desseins militaires d'un État sont-ils de potentielles cibles ?
Le 13 juin 2025 à l'aube, un missile s'abat sur un immeuble résidentiel dans le quartier Shahid Mahallati à Téhéran. Bilan : douze morts, en plus de Mohammad Mehdi Tehranchi, physicien théoricien, professeur à l'Université Shahid Beheshti et recteur honoraire de l'Université islamique Azad. Il n'est pas le seul. D'autres physiciens sont assassinés dans leur sommeil la même nuit : Abdolhamid Minouchehr, Ahmadreza Zolfaghari Daryani et Fereydoon Abbasi‑Davani, tous trois professeurs de physique nucléaire à l'Université Shahid Beheshti ; les deux premiers sont éditeurs du Nuclear Technology and Energy Journal ; Ahmadreza Zolfaghari, diplômé de l'Imperial College London, était doyen de la Faculté de physique nucléaire ; je reparlerai ci-dessous de Fereydoon Abbasi‑Davani.
La liste s'allonge de jour en jour avec d'autres académiques, scientifiques ou ingénieurs : Saeed Barji Kazerouni, Akbar Motalebi Zadeh, Mostafa Sadati Armaki, Amir Hussein Faghhi, Ali Bakouei Katrimi, Soleiman Soleimani, Mansour Asgari, Asghar Hashemi Tabar, Alireza Zeinali, Mohammadreza Zakerian, Isar Tabatabai-Qamsheh,... Mohammad Reza Sediqi, expert en matériaux énergétiques de l'Université Malek Ashtar, survit à une première frappe qui emporte son fils, puis est tué avec une dizaine de membres de sa famille le 24 juin dans le Nord de l'Iran, quelques heures avant le cessez-le-feu. Des laboratoires sont touchés, une résidence d'étudiants également. Les universités sont fermées, les examens reportés.
Israël tue des scientifiques
Ce n'est pas la première fois. En février 2007, Ardeshir Hosseinpour, professeur d'électromagnétisme à l'université de Shiraz, succombe à une mystérieuse tentative d'empoisonnement. En janvier 2010, le professeur Masoud Alimohammadi, éminent théoricien des particules de l'Université de Téhéran, est tué par une bombe posée sur une moto stationnée près de son domicile. En novembre, c'est au tour de Majid Shahryari, physicien quantique, d'être éliminé par une bombe magnétique collée à son véhicule. Quelques minutes plus tard, à son arrivée à l'université, vers 7h45, un engin explosif est fixé à la voiture de Fereydoon Abbasi‑Davani. Sa femme et lui sont blessés lors de l'explosion - lui au visage et à la main - mais survivent à l'attaque. Face aux questions d'un journaliste l'interrogeant fin mai 2025 sur une chaîne iranienne au sujet de la peur d'être assassiné, il semble accepter son sort avec calme et élégance, plaçant sa confiance dans la jeunesse iranienne qu'il a contribué à former. Il ne lui reste qu'une quinzaine de jours à vivre.
La maison anéantie de Mohammad Reza Sediqi qui a été bombardée par Israël et les membres de sa famille tués
En juillet 2011, c'est au tour de Darioush Rezaeinejad, ingénieur électronicien doctorant à l'Université de Malek Ashtar, d'être abattu de cinq balles tirées à bout portant par des hommes à moto alors qu'il rentrait chez lui avec sa femme et sa petite fille, dans le quartier d'Aminabad à Téhéran. Le 27 novembre 2020, Mohsen Fakhrizadeh est assassiné par une mitrailleuse télécommandée montée sur un véhicule à Absard, près de Téhéran. L'arme aurait été contrôlée par satellite, selon les services iraniens. Physicien, il était aussi général dans le Corps des Gardiens de la Révolution et, comme d'autres scientifiques pris pour cible, impliqué dans le développement de technologies nucléaires.
Tuer quelqu'un pour ce qu'il sait
Israël tue des physiciens pour empêcher l'Iran de développer une arme nucléaire. Cela fait partie de ses méthodes. On pourra dire qu'à côté des crimes de guerre et contre l'humanité commis sur des populations civiles en Palestine, ces assassinats de scientifiques iraniens sont anecdotiques. Et pourtant, ils nous invitent à nous questionner à plus d'un titre. Même si l'exercice a quelque chose de macabre, il est possible d'établir ce qui distingue les seconds des premiers.
Les Palestiniens sont soit des victimes collatérales de tirs ou frappes destinés à des combattants du Hamas, soit des victimes de tirs ou frappes qui leur sont directement destinés parce qu'ils n'ont pas suivi les ordres d'évacuation et/ou qu'il n'est pas exclu qu'ils aient un lien avec le Hamas, soit des victimes de tirs ou de frappes qui leur sont destinés pour ce qu'ils sont : des civils qui refusent de quitter leurs terres pour que d'autres s'y installent.
En janvier 2010, le professeur Masoud Alimohammadi est tué par une bombe posée sur une moto stationnée près de son domicile
Les scientifiques iraniens entrent dans une autre catégorie de victimes : ils sont assassinés non plus de façon collatérale, par excès de zèle ou parce qu'ils vivent sur des terres convoitées par Israël, mais pour ce qu'ils savent.
Il ne s'agit pas de la pratique consistant à « supprimer des témoins gênants », comme il peut arriver dans la pègre par exemple. Ici, non seulement nous avons affaire à un État, mais en outre, cet État assassine des hommes non parce qu'ils sont en possession d'informations compromettantes sur ses agissements, mais pour leur science.
L'assassinat d'un homme pour sa science est propre à nous heurter dans la nature même de notre humanité. Parce qu'il y a chez l'humain, pour l'acquisition du savoir, une propension naturelle. « Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître », écrit Aristote lorsqu'il introduit sa Métaphysique. La société tout entière s'organise autour de l'enseignement et de la recherche. Encouragée dès le plus jeune âge dans toutes les cultures, l'acquisition du savoir ne connaît d'autre limite que celle que nous fixe notre condition biologique et, sauf à considérer l'oubli et la perte de mémoire, qui ne se commandent pas, elle est irréversible. Autrement dit : d'une part nous passons le plus clair de notre temps à apprendre et progresser, et de l'autre, une fois qu'une chose est découverte et sue, il est trop tard pour faire marche arrière.
Entre 2010 et 2012, quatre scientifiques nucléaires iraniens sont assassinés
Et si Israël n'était pas le seul État à assassiner des scientifiques à l'étranger ?
Dès lors, si les pratiques d'Israël se généralisaient, tout scientifique détenteur d'un savoir susceptible d'être militarisé serait en danger de mort : le physicien dont l'expertise en fission nucléaire pourrait être exploitée pour la fabrication d'une bombe, le biologiste réquisitionnable pour la conception d'armes bactériologiques, le chimiste pour ses connaissances en gaz toxiques mobilisables en temps de guerre, l'ingénieur développant de nouveaux systèmes de propulsion de drones, de stockage d'énergie, d'électronique embarquée, de détection aérienne, etc., l'économiste en mesure de conseiller un gouvernement sur sa politique de production militaro-industrielle ou sur un régime de sanction à imposer à un autre État, le journaliste spécialiste en propagande de guerre, le psychologue, le juriste, le médecin, etc. Tous ceux dont la science pourrait, d'une manière ou d'une autre, de gré ou de force, servir aux desseins militaires d'un État.
Les exemples de ce genre de pratique ne sont pas légion dans l'Histoire. Il y a certes le meurtre non élucidé de cet ingénieur canadien, Gerald Bull : professeur de balistique à l'université McGill, il a travaillé tour à tour pour l'Afrique du Sud et l'Irak au service de la CIA, avant d'être tué de cinq balles dans le dos devant son appartement bruxellois en mars 1990. Yahya Al-Meshad, physicien nucléaire égyptien, a été assassiné en juin 1980 à Paris, manifestement pour son implication dans le programme nucléaire irakien. L'opération Damoclès, en 1962, a ciblé des scientifiques allemands en Égypte, par l'envoi de colis piégés voire d'enlèvements. D'autres scientifiques ont été enlevés pour leurs connaissances, en particulier pendant la Guerre froide avec les opérations Paperclip et Osoaviakhim. Des projets d'assassinat ont aussi existé, comme celui élaboré par les États-Unis pour éliminer le physicien allemand Werner Heisenberg soupçonné de contribuer au développement d'une arme atomique pour son pays. Des physiciens ont également été exécutés au vingtième siècle, notamment par les Nazis, mais c'était davantage lié à des activités politiques ou jugées subversives, dissidentes, que pour leur qualité d'académique. On peut remonter loin dans le passé, sans trouver rien de semblable à ce qu'a fait Israël au cours des dernières années, et singulièrement en juin 2025.
Comment se fait-il que ces assassinats de scientifiques dans leur sommeil ne suscitent pas plus de réactions dans les milieux universitaires européens ? Si la morale élémentaire ne demande heureusement pas d'imposer à Israël ce qu'Israël impose à d'autres, n'y a-t-il pas lieu, en ces temps réputés difficiles pour l'université, de s'émouvoir d'une pratique qui contrevient radicalement à ses principes fondateurs : liberté académique, universalité et transmission du savoir ?
Source : La Libre (Contribution externe)